Climat et Chasselas: 88 ans d’observation

Alors que le printemps 2013 accumule les records de fraîcheur, une étude américaine prédit que plus de la moitié des zones viticoles traditionnelles d’Europe ne seront plus adaptées à la culture de la vigne à cause du réchauffement climatique. Du côté de l’Agroscope, Jean-Laurent Spring a mis en valeur 88 ans de données phénologiques sur le Chasselas à Pully. S’il se refuse à toute prévision, ses conclusions ne plaident pas pour un réencépagement trop précipité du vignoble helvétique.

Coucher de soleil sur le Lac Léman Photo: Alexandre Truffer

Coucher de soleil sur le Lac Léman
Photo: Alexandre Truffer

«Les zone adaptées à la viticulture (area suitable for viticulture) vont se réduire de 68% en moyenne dans les régions viticoles de l’Europe méditerranéenne» voilà ce qu’ont relayé les médias depuis qu’est parue une étude dirigée par le Docteur Lee Hannah de l’Université d’Austin. Anticipant des bouleversements intenses dans le Bordelais ou en Toscane, cette étude a été reçue avec une indifférence confinant au mépris par les professionnels des vignobles concernés. Ce qui n’est pas le cas des 15’000 hectares helvétiques placés dans un no man’s land entre régions en déclins et futurs eldorados du vignoble européen.

Une précision sans équivalent
Si le vignoble suisse n’apparaît pas dans les prédictions des universitaires américains, les chercheurs de Changins ont eux planché sur les relations entre climat et vigne. Ainsi, Jean-Laurent Spring a compilé les observations faites sur le Chasselas au domaine expérimental de la Station de recherche de Pully. Depuis 1925, les principaux stades phénologiques du Chasselas au Centre de recherche de Pully (débourrement, début et fin de floraison, véraison, teneur en sucre au 20 septembre et début et fin de vendange) ont été scrupuleusement observés et consignés.
«Sur cette durée et avec cette systématique, c’est la seule référence conduite avec une telle rigueur en Suisse», explique l’auteur de l’étude. « Le matériel végétal n’a connu que des changements mineurs. Les clones de Chasselas se différencient beaucoup d’un point de vue ampélographique, mais pas tellement au niveau phénologique. Il n’y a pas de type hyper-précoce comme on peut en rencontrer dans les Gamay ou les Pinot.»
Interrogé sur l’évolution des techniques culturales, et leur importance sur le cycle de la vigne, Jean-Laurent Spring précise que «la charge n’a que peu d’influence avant la véraison. Quand aux dates de vendanges, ce n’est pas toujours un critère suffisant pour juger de la relation entre la vigne et le climat. Elles sont également déterminées par les habitudes des producteurs, l’état sanitaire du raisin et le type de vin que l’on désire produire.»

PDF présentant les sondages du Chasselas à Pully le 20 septembre des millésimes 1933 à 2012

Des millésimes très disparates
Au vu des données présentées, une constatation s’impose: les millésimes se suivent mais ne se ressemblent pas. En près de cent ans, années très précoces et saisons tardives ont très souvent cohabité. La date de débourrement (développement du bourgeon qui marque la fin de la dormance de la vigne) moyenne pour le Chasselas de Pully est le 13 avril, mais les extrêmes oscillent entre le 19 mars (1990) et le 5 mai (1956, l’année du grand gel). A noter que ces dates sont des extrêmes non représentatifs d’une période. Ainsi, en 1948, la vigne a débourré aux environs du 25 mars, tandis qu’en 1986, il a fallu attendre le 2 mai. Idem pour le début de la floraison, les valeurs les plus précoces sont recensées en 2011 et en 1948 (le 25 mai) tandis qu’en 1933 et en 1980, il a fallu attendre les 3 et 7 juillet, alors que la moyenne est fixée au 15 juin. Quant à la véraison (le moment où la baie change de couleur), elle a lieu en moyenne le 13 août. Les chercheurs ont recensé deux années très tardives, 1926 et 1939 (respectivement 14 et 20 septembre)  et quatre millésimes très précoces où les baies ont « tourné » entre le 22 et le 26 juillet : 1945, 1952, 2003 et 2011. En ce qui concerne la teneur en sucre dans les moûts, là aussi les chiffres font le grand écart. Au 20 septembre, la moyenne sur 88 ans est de 68.8 Oechslés. Pourtant, en 1939, on atteint à peine les 43 degrés. «Si la Mobilisation n’avait pas eu lieu, ce millésime n’aurait sans doute jamais été bu» plaisante Jean-Laurent Spring. A l’inverse, 2003 dépassait les 80 degrés le 8 septembre et était déjà en cave au 20 septembre. En analysant ce diagramme, on voit que depuis les années 1990, la densité des moûts apparaît comme beaucoup plus régulière, mais sans jamais dépasser les 80 Oechslés (au 20 septembre), alors qu’entre 1934 et 1959, on recense cinq années entre 82 et 85 Oechslés. «Les niveaux de rendements parfois limités ainsi que les pluviométries estivales souvent déficitaires de ces millésimes exceptionnels contribuent peut-être également à expliquer ces taux de sucres particulièrement élevés», explique Jean-Laurent Spring.

Alternance de périodes chaudes et froides
L’étude montre assez clairement l’existence de quatre périodes distinctes. Entre 1925 et 1939, les années tardives sont la règle: le Chasselas commence à fleurir en moyenne le 22 juin et les véraisons débutent  le 28 août. De 1940 à 1953, un basculement s’opère. Floraisons (5 juin) et véraisons (6 août) deviennent très précoces et gagnent près de trois semaines sur les valeurs médianes de la période précédente. Après 1954, la tendance se retourne une nouvelle fois et débutent trois décennies d’années plus fraîches. Entre 1954 et 1984, la floraison commence en moyenne le 18 juin et la véraison le 16 août. De 1985 à 2012, les valeurs se rapprochent de la période chaude de 1940 à 1953. La date moyenne de floraison s’établit au 13 juin et celle de véraison au 7 août. On voit que si les dates actuelles de floraison sont moins précoces qu’au milieu du siècle passé, les dates de véraison se révèlent presque identiques, ce qui démontre un réchauffement surtout marqué durant les mois d’été.
En ce qui concerne l’avenir, Jean-Laurent Spring considère que les évolutions éventuelles de l’encépagement «seront plutôt dictées par l’évolution de la pluviométrie. Les modèles actuels montrent que la suisse est dans une zone de transition entre des régions méditerranéennes qui deviendront plus chaudes et surtout plus sèches et l’Europe centrale qui devrait voir ses précipitations augmenter. Selon que le climat helvétique devienne plus méditerranéen ou plus tropical, l’encépagement nécessitera des aménagements très différents. Pour l’heure, les fluctuations à court terme semblent avoir autant d’influence que la tendance générale, ce qui implique qu’il faut faire preuve de beaucoup de prudence avant d’implanter à large échelle des cépages très exigeant thermiquement et à la limite de leur aire d’adaptation.»

Retour aux sources:
1.    Phénologie de la vigne : 84 ans d’observation du Chasselas dans le bassin lémanique
J.-L- Spring, O. Viret et B. Bloesch, Station de recherche Agroscope Changins-Wädenswill ACW, CP 1012, 1260 Nyon, 2009 (mis à jour janvier 2013).
2. Climate change, wine and conservation.
L. Hannah, P.R. Roehrdanz, M. Ikegami, A.V. Shepard, M. R. Shaw, G. Tabor, L. Zhi, P.A. Marquet and R.J. Hijmans, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, avril 2013.

Cet article est paru dans la rubrique science de l’édition juillet/août 2013 de VINUM.

About the Author:

Journaliste indépendant et créateur de RomanDuVin.ch, Alexandre Truffer écrit régulièrement pour Le Guillon, la revue des vin vaudois, Terre & Nature et VINUM, le magazine européen du vin.

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