Grand? Mon cru!

«As-tu un schéma simple des appellations suisse pour un guide sur les vins du monde?» voici la requête simple d’un collègue français reçue fin 2012. Après une vaine recherche sur les sites de promotion et d’interprofessions, une réponse négative s’est imposée. Des investigations un peu plus poussées ont montré que les caractéristiques et les contraintes différaient tellement d’un canton à l’autre que même les professionnels s’y perdaient. Pourtant, avant d’approfondir le cas de la Suisse, revenons au principe du cru.

Une notion polymorphe
Le Robert définit le mot cru comme ce qui croît dans une région, qui provient d’un seul vignoble. A cette idée de provenance définie, il faut ajouter une notion inhérente de qualité. Premier, deuxième ou grand, un cru désigne toujours un vin situé dans les étages supérieurs de la hiérarchie des appellations.
Premier constat, si les vignoble de l’Hexagone relient la qualité à l’origine, ce n’est de loin pas le cas partout. L’Espagne, par exemple, combine le système d’appellations d’origine contrôlées à une classification basée sur la durée de l’élevage. Ainsi, un vin devient Reserva après avoir vieilli trois ans, dont au moins un en fût de chêne. Pour mériter le titre de Gran Reserva, il faut cinq ans de vieillissement et au minimum 24 mois de barrique. En Allemagne, intervient le concept de Prädikat, divisé en six niveaux (de Kabinett à Trockenbeerenauslese) qui récompense la concentration du raisin en sucre.

Domaine de Chevalier, Bordeaux Photo: Alexandre Truffer

Domaine de Chevalier, Bordeaux
Photo: Alexandre Truffer

Grand Cru et grosse galette
Revenons à la France qui a inspiré les modèles romands. Bien que le monde viticole préfère relier le concept de cru à celui de terroir, les éléments économiques s’avèrent en réalité au moins aussi importants que les facteurs pédologiques ou climatiques. En Champagne par exemple, la région compte 319 communes, 17 d’entre elles arborent l’appellation Grand Cru et 42 celle de Premier Cru. Cette distinction détermine le prix payé par rapport à une valeur de référence du raisin: 100% pour le Grand, de 90 à 99% pour les Premier Cru et de 80 à 89% pour les zones non classées. Ces chiffres qui résultent d’une négociation constante entre producteurs de raisins et négociants ont plusieurs fois évolué au fil du temps, tout comme la surface de l’appellation elle-même qui espère d’ailleurs une extension significative (40 nouveaux crus) de sa zone de production.
A Bordeaux aussi, la relation entre cru et finance paraît particulièrement étroite. La classification officielle des vins de Bordeaux de 1885 (qui concerne de fait le Médoc, le Sauternais et le Barsac) à été réalisée par des courtiers de Bordeaux sur demande de l’Empereur Napoléon III. Ces négociants ont classé 88 châteaux : de Premier à Cinquième Cru pour les rouges (61 propriétés) et en Premier Supérieur, Premiers et Deuxièmes Cru pour les vins liquoreux. Si les admissions ou les changements de catégories sont rares –entrée du Château Cantemerle quelque mois après la classification officielle et promotion de Mouton-Rotschild de Second à Premier Cru en 1973 – les vignobles des châteaux bordelais, qui sont des marques commerciales et non des bâtiments historiques, ont souvent vus leur superficie largement augmenter sans que cela ne remette en cause la classification d’origine.
Outre le Médoc, d’autres vignobles bordelais ont créé leur propre classement comme les Graves (en 1953) ou Saint-Emilion (1955). Cette dernière région a choisi de ne pas graver sa hiérarchie dans le marbre, mais de le réviser tous les dix ans. Une volonté louable de tenir compte des évolutions qui a, ces dernières années, surtout profité aux avocats. Le dernier classement, celui de 2006, a ainsi fait l’objet d’une saga judiciaire qui devait se terminer par une nouveau classement édicté en 2012. A peine rendu public, celui-ci a fait l’objet de plusieurs demandes d’annulation devant les tribunaux. Certains domaines déchus ayant même porté plainte contre X pour prise illégale d’intérêt.
Comme pour le classement de 1855, le classement de Saint-Emilion se base sur «des critères qualitatifs et sur des considérations commerciales et de réputation». Parmi lesquelles on peut citer: le nombre de réponses à une recherche Google ou Yahoo, l’existence d’une salle de séminaire et d’une structure d’accueil pour journalistes et prescripteurs, la présence de chambres d’hôtes ou l’appartenance à des associations valorisantes.

Le vignoble helvétique
Revenons à la Suisse où les diverses lois cantonales sur la viticulture sont subordonnées à une législation fédérale. Dans son Ordonnance sur la viticulture et l’importation de vin édictée le 14 novembre 2007, le Conseil Fédéral dit que les vins d’appellations d’origine contrôlé doivent suivre des exigences définies par les cantons. Ceux-ci doivent prévoir une délimitation de l’aire géographique dans laquelle le raisin est produit, une liste des cépages, une liste des méthodes de culture, une teneur minimale naturelle en sucre par cépage, un rendement maximum, une liste des méthodes de vinification autorisées, un système d’analyse et d’examen organoleptique du vin prêt à la vente. Les vins qui ne respectent pas ces critères sont classé en Vin de pays ou en Vin de table.

Vignes Daniel Gantenbein, Grisons Photo: Alexandre Truffer

Vignes Daniel Gantenbein, Grisons
Photo: Alexandre Truffer

Fribourg ne croit pas au Grand Cru
Depuis 2012, les Vully vaudois et fribourgeois ont fusionné pour donner naissance à l’AOC Vully. Cette entité à cheval entre deux cantons est subordonnée au Conseil d’Etat fribourgeois qui décide des quotas autorisés. Une fois cette décision de principe prise, le suivi administratif est l’apanage du canton de Vaud. L’Etat de Fribourg considère que, malgré sa petite taille, son vignoble mérite d’être divisé en deux entités : le Vully (vaudois et fribourgeois) et Cheyres. Chacun région écope donc de limitation de production et de teneur minimale naturelle en sucre différente. Selon la Conseillère d’Etat Marie Garnier, la différence est due à la situation du marché qui permet d’anticiper un maintien de la demande à Cheyres, tandis que le Vully serait assez chargé du point de vue quantitatif.
A noter que si le canton de Fribourg n’a pas de législation Grand Cru, les producteurs du Vully peut déclarer leur vin en Grand Cru vaudois. En outre, une charte de qualité est en préparation qui toucherait les cépages Freiburger, Traminer et peut-être le Chasselas. Dernière spécificité, la liste des cépages autorisés : établie en 2012, elle contenait tous les cépages présents dans le canton à ce moment mais pourrait faire l’objet d’une modification pour introduire des nouveautés comme le Divico.

Neuchâtel : méli-mélo dans le Pinot
Principale spécificité du canton de Neuchâtel, la réticence de la région à accepter n’importe quel cépage dans l’appellation. Ainsi, lorsque le domaine de la Grillette avait voulu planter du Sauvignon Blanc, les autorités locales avaient exigé l’arrachage des vignes complantées avec un cépage non autorisé. L’affaire était allée jusqu’au Tribunal fédéral. Aujourd’hui, le Sauvignon comme le Viognier et huit autres blancs sont autorisés. Du côté des rouges, le Pinot Noir a longtemps été la seule variété à avoir droit de cité jusqu’à ce qu’on autorise le Gamaret et le Pinot Noir. Restrictive à la vigne, Neuchâtel est plutôt prodigue en matière d’AOC, le canton en compte 24, la cantonale, AOC Neuchâtel ; deux régionales, La Béroche et Entre-deux-Lacs ; trois locales, La Coudre, Champreveyres et Chez-le-Bart ; et dix-huit communales.
La législation prévoit des possibilités de coupage (mariage avec un vin d’appellation différente) et d’assemblage (mariage avec un vin de même appelaltion) qui peuvent s’additionner. Ainsi, un Pinot Noir AOC peut être coupé avec 10% d’un cépage autorisé (Gamaret, Garanoir, Dunkelfelder et GAllotta), puis assemblé avec 5% d’un autre cépage rouge autorisé. Conclusion, on arrive à un total de 15% d’autres cépages rouges. Pour le Chasselas, on arrive à 25% d’autres cépages en additionnant 10% de coupage avec des vins blancs de même catégorie et 15% d’assemblage d’autres cépages blancs.  Ces spécialités blanches n’ont-elles droit qu’à un coupage de 10%. Plus étonnant, l’Oeil-de-Perdrix, qui dans le reste de la Suisse est un rosé de Pinot Noir pur, peut contenir 10% de  Pinot Gris et 90% de cépages rouges (répartis de la manière suivante 85% de Pinot Noir et 15% d’autres cépages). «Bien que ces possibilité théoriques existent dans la loi, elle ne sont que rarement appliquées dans la réalité » nuance Sébastien Cartillier. «Etant donné que l’on cherche à obtenir une couleur délicate pour nos rosés, il serait contreproductif de mettre ne serait-ce qu’un pourcent de Dunkelfelder dans un Œil-de-Perdrix», poursuit le responsable de la station viticole d’Auvernier qui confie qu’un projet de simplification des règles de coupage et d’assemblage est à l’étude.

Le Premier Cru de Genève, cet inconnu
Genève s’est débarrassé de sa vingtaine d’AOC il y a quelques années pour ne garder qu’une appellation cantonale qui inclut dans sa zone de production 140 hectares de vignobles français. Cette notion plutôt libérale d’origine contrôlée a d’ailleurs provoqué des disputes judiciaires jusqu’au tribunal fédéral obligeant le gouvernement genevois à adapter sa législation en 2009.
En plus de son appellation générique, le canton a donné à ses vignerons la possibilités de mettre sur pied des Premiers Crus. Si beaucoup de vignerons considèrent que ces crus n’ont aucune notoriété et de ce fait n’ont aucune existence réelle, – pour savoir le nombre de Premier Cru, il a d’ailleurs fallu contacter l’œnologue cantonal genevois, car cette information était inconnue des vignerons comme d’internet – quelques producteurs, à l’image de Bernard Rochaix, du Domaine des Perrières ont tout de même misé sur cette dénomination prestigieuse pour valoriser des cuvées haut de gamme.

Lac Léman Photo: Alexandre Truffer

Lac Léman
Photo: Alexandre Truffer

Vaud : au pays des 1001 crus
Traiter la question des appellations vaudoises revient à plonger dans un océan de contradictions. Le canton se veut le gardien de traditions séculaires, mais est le seul à autoriser l’utilisation de copeaux de chêne pour ses vins en appellation. En 2009, Vaud a simplifié ses AOC passant de 26 appellations à six, mais a créé 26 AOC avec lieu de production supplémentaires.
Malgré son nom plutôt évocateur, une AOC avec lieu de production garantit que 54% seulement du vin provienne du lieu mentionné. Exception faite du village de Champagne dont les vins sont à 100% issus des vignobles locaux. Seul bémol, suite à un accord bilatéral avec la France, les vignerons de Champagne ont interdiction de mentionner le nom de leur commune sur leurs bouteilles.
Autre incongruité, plus de la moitié des raisins déclarés en en Grand Cru à la vendange sont déclassés par la suite. On pourrait aussi parler des Premiers Grands Crus, des vins qui passent une sélection drastique pour obtenir un sésame à renouveler tous les jours, mais qui, faute d’accord sur les modalités de commercialisation, se vendent – une année seulement après la mise en œuvre du concept – à des prix variant du simple au double qui parfois ne dépassent même pas 15 francs la bouteille.
En remontant dans l’histoire du vignoble vaudois, on se rend compte que ces incohérences ont la plupart du temps pour origine la création du 49/51. Cette pratique légalisée en 1962 – qui engendra par réaction le label de qualité Terravin – permettait d’apposer une appellation sur un vin qui contenait la moitié plus un pourcent de vin effectivement originaire du lieu indiqué sur la bouteille, le solde provenant d’appellations voisines. Un système qui a sans doute bénéficié à deux générations de vignerons, mais dont les répercussions pénalisent les producteurs d’aujourd’hui en rendant le système d’appellation du Canton de Vaud difficilement compréhensible.

Vignoble de Tourbillon Photo: Alexandre Truffer

Vignoble de Tourbillon
Photo: Alexandre Truffer

Valais: la bouteille de la discorde
Ce canton qui a mis en avant les cépages plutôt que les lieux d’origine s’est retrouvé l’an passé sous les feux de la rampe avec son AOC Petite Arvine. Passant outre les recommandations de nombreux experts et le fait que l’Organisation Internationale du Vin interdise qu’une AOC porte le nom d’un cépage, le canton a non seulement ancré le principe dans la loi mais aussi convaincu le parlement d’envoyer le ministre de l’économie persuader l’OIV de changer de politique.
Cette bisbille sur l’Arvine n’est pourtant rien face à la question des Grands Crus qui échauffe les esprits dans le Vieux-Pays. En 1988, soit trois ans avant la création des AOC en Valais,  Salquenen s’est lancé dans la production de Grands Crus élaborés selon un règlement qui était et demeure à ce jour le plus strict du pays. Un unique cépage autorisé, des rendements minimum de 96°, l’interdiction de la chaptalisation comme l’élevage sous bois, constituent quelques unes des caractéristiques de ce vin reconnaissable à son étiquette unique (le nom du producteur est indiqué sur la contre-étiquette). Paradoxe piquant, ce Grand Cru, le premier, le plus sérieux et le mieux valorisé risque de disparaître, car il ne cadre pas avec la législation cantonale qui chapeaute les Grands Crus valaisans.
De fait, lors de la rédaction de cet article, seuls deux communes, Sion, qui n’avait jamais fait de Grand Cru jusqu’ici, et Chamoson  sont en conformité avec la législation cantonale actuelle. Salquenen n’est d’ailleurs pas le seul Grand Cru « historique » à renâcler. L’une des pierres d’achoppement réside dans le choix de la bouteille, celle de Vétroz, sur laquelle l’appellation communale a été remplacée par l’incrustation de Valais Grand Cru. Or, selon la loi, tous les Grands Crus du canton doivent arborer un signe distinctif commun choisi par l’interprofession. Celle-ci a préféré la bouteille à un élément plus consensuel comme l’étiquette ou une collerette.
Olivier Mounir, président des Grands Crus de Salquenen, conteste pourtant que le blocage soit dû à une simple question de design: «La dégustation d’agrément des Grands Crus de Salquenen se fait une fois le vin mis en bouteille pour éviter qu’il y ait la cuve pour le vin d’agrément et les cuves que l’on vend sous l’appellation Grand Cru. Aujourd’hui si un producteur n’a pas l’agrément, il doit seulement apposer une autre étiquette que celle du Grand Cru. Si la bouteille devient le signe distinctif, il faudrait déboucher son vin et le transvaser dans d’autres flacons, c’est inimaginable.» Et le futur? «On va continuer comme si de rien n’était et on attend d’être dénoncé au chimiste cantonal!» assure Olivier Mounir.  Gilles Besse, président des Grands Crus de Vétroz, prévoit la même issue, mais, favorable à une période transitoire, confirme que les professionnels n’entendent pas œuvrer dans ce sens avant cinq ans. Et si un franc-tireur précipite la confrontation? « Dans ce cas, nous passerons au plan B. Nous abandonnerons l’appellation Grand Cru pour un autre terme du type «Salquenen Prestige». Nous ne labellisons que 80 000 bouteilles par an, mais les vins sont très bien vendus. D’autres communes dépassent déjà les 200 000 flacons annuels sans parvenir à valoriser le passage en Grand Cru. C’est une question de philosophie, à Salquenen le Grand Cru a pour objectif d’augmenter la qualité de nos vins, pas de faciliter la commercialisation.»
Si les mots d’Olivier Mounir peuvent paraître tranchants, il trouvent une étrange écho du côté de l’association des AOP-IGP suisses. A la question «Quel rapport avec les AOC viticoles?» le site répond: «Les AOP viticoles existent depuis plus longtemps que les autres AOP. Près de 90% des vins suisses bénéficient d’une AOP alors que pour les autres produits, l’AOP est un signe d’exclusivité. Le logo de l’Association suisse des AOP-IGP n’est pas prévu pour les vins.» (ndla: depuis la parution de l’article, le site a été rafraîchi et cette citation n’y apparaît plus)

Cet article fait partie du dossier AOC = Chaos  paru dans l’édition octobre/novembre 2013

About the Author:

Journaliste indépendant et créateur de RomanDuVin.ch, Alexandre Truffer écrit régulièrement pour Le Guillon, la revue des vin vaudois, Terre & Nature et VINUM, le magazine européen du vin.

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